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Rencontre et questionnement

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En cette veille de l’Ascension, il y a vingt-cinq ans, je marche depuis presque trois semaines. Au matin, j’ai quitté un camping des bords de la Saône que j’ai longé hier.

Je suis parti du Mont-Sainte-Odile en Alsace. Chemin des crêtes pour me tester et me demander si je peux aller plus loin… Forêts et chemins de champs, cartes et boussole, tente et gamelles. Je marche vers Compostelle.

Derrière moi, tant de pensées, de questionnements, tant de pas déjà. Peu de balisage, je me fie aux rencontres pour des indications sur les sentiers à prendre, mes quelques bouts de cartes font le reste.

En sortant de la forêt, je marche un peu le long de la route qui me conduit au monastère de Cîteaux. Halte ou pas ?

La porte du monastère est devant moi, oserais-je demander ? Le frère hôtelier m’ouvre et accepte de m’accueillir en ces lieux. Il m’indique les consignes d’usage et me guide à travers les couloirs vers une simple chambre dont la fenêtre donne sur le parc.

Il m’enjoint de suivre le rythme des moines et de profiter de ce temps pour une introspection sur mon chemin et ma longue marche restant encore à venir. Sous la douche, je me souviens des rivières et des lavoirs des jours d’avant. Une petite lessive, mes vêtements en ont besoin.

Je souris aussi de cette première nuit dans un lit. J’en arrive presque à sortir mon matelas et mon sac de couchage ! Réveillé au son de la cloche, j’assiste à Vigiles. Il est quatre heures du matin.

Jeudi de l’Ascension. Je marche dans le jardin où j’aperçois des cisterciens vaquer à leurs occupations. Assis sur un banc, je profite de ce moment pour relire mon carnet de notes et y écrire mes dernières heures de marche.

Un moine, aube beige et scapulaire noir, s’approche et s’assoit à côté de moi. Nous échangeons quelques banalités sur le temps. Il m’explique qu’il vit dans l’Atlas marocain au monastère de Midelt et qu’il est cistercien trappiste. Il séjourne ici pour quelques jours.

Il m’a vu arriver avec mon sac, mon chapeau et mon bâton. Je lui dis le but de mon voyage. Il me répond :

  • Il sera intérieur

Son regard se pose sur moi, des petits yeux rieurs, un visage apaisé. Je lui demande son prénom.

Il me regarde et dit :

  • Frère Jean-Pierre …

Et après quelques secondes :

  • Je suis un des frères qui n’a pas été enlevé au monastère de Tibhirine il y a deux ans…

Je reste silencieux. Ému.

Puis nous échangeons sur la vie, la marche, celle que j’ai entreprise, mon sac, mes bivouacs, ma famille, Compostelle encore si loin…

Une question occupe mon esprit depuis un moment déjà … Je ne peux m’empêcher de lui demander s’il a pardonné.

Il me sourit tout en prenant ma main droite qu’il referme, puis la repose sur ma cuisse, phalanges vers le bas. Puis, doucement, il se lève, fixe mon regard et me souhaite une merveilleuse journée.

Aujourd’hui encore, je suis partagé par sa réponse. J’ai souvent pensé à lui, à notre échange et à ma main fermée sur ma cuisse, le regardant s’éloigner. J’ai suivi avec attention chacune de ses interventions dans les médias, puis sa fin de vie à Midelt. J’aurais tellement aimé le revoir.

Le lendemain avant de quitter le monastère, je rencontre, à sa demande, Dom Olivier Quénardel, père abbé de Cîteaux, qui me souhaite un bon voyage.

  • Laissez-vous porter par vos pas et voyagez en paix, me dit-il

Il a alors ces mots qui ne m’ont jamais quitté et qui sont ceux du 900e anniversaire de Cîteaux :

  • Souviens-toi que ce lieu est une terre de silence où l’homme tient parole

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2 Commentaires. En écrire un nouveau

  • Bonjour
    C’est magnifique, cette lecture m’a donnée des frissons tout le long du corps.
    Bonne continuation sur les chemins

    Répondre
    • Philippe M
      22 juin 2023 19:16

      Merci Nathalie de lire et de commenter mon carnet de marche
      Cette rencontre est à jamais en ma mémoire.
      Et m’accompagne lorsqu’en chemin je pense à lui.
      Au plaisir
      Philippe

      Répondre

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