Dans la montée difficile sous la pluie, le sentier laisse couler l’eau bienvenue. Les racines luisantes deviennent des pièges à éviter pour ne pas glisser. Les rigoles creusent le sable et emportent les aiguilles de sapins. Le GR, enfin retrouvé près du sommet forestier, m’entraîne en surplomb de la vallée, au rythme du pas, vers le col. Je vois les lumières éclairant les villages et les phares des voitures dans un long ruban jaune et rouge.
Une ferme, pour me ravitailler en eau, je laisse les croix de bois noires du cimetière militaire à leur repos et rejoins le sentier qui repart plus haut vers le dessus d’un hameau. Longer quelques prairies et entrer en forêt à nouveau. La pluie redouble et dégouline de part et d’autre de mon chapeau. Les pierres roulent sous mes pas, le sentier est boueux par endroit, quelques rattrapages de glissades plus loin, je suis à mon lieu de bivouac entre genêts et petits arbres.
La brume et la pluie donnent à l’endroit une ambiance particulière. Tente montée et presque au sec, une soupe pour me réchauffer. La flamme du réchaud est ma seule lumière. Profitant du ciel très sombre et parsemé de nuages gris, presque noir, je distingue en filigrane, un semblant de lueur dessinant la fin du jour, plein ouest.
Une toile tendue abrite mon compagnon à quatre pattes, également isolé du sol humide. Roulé en boule, sa gamelle vidée, il se repose aussi.
Une abside de la tente sert de cuisinette pour mon réchaud, l’autre laisse égoutter ma veste de pluie. Je me suis changé, jouant au contorsionniste, bonnet et polaire réchauffent mon corps des efforts de la journée et de l’humidité. L’organisation intérieure, c’est aussi quelques vêtements suspendus, le plus difficile étant de sécher les chaussures que je remettrai au matin.
Chili con carne déshydraté, pain et fromage, riz au lait, vaisselle rapidement faite, un dernier regard vers le ciel qui ne laisse rien montrer d’autre que la pluie qui doucement sera ma berceuse chantant le floc-floc sur la tente. Bien enroulé dans mon sac de couchage, bonnet sur les oreilles, sous-vêtements longs et chaussettes en mérinos, je ne tarde pas à m’endormir.
Je me réveille sur les crêtes vosgiennes dans la pénombre du matin, avec quelques lueurs au loin. Nuit froide et humide sous la tente, Kiba se réveille aussi. Je chauffe de l’eau pour les flocons d’avoine améliorés que je me prépare toujours avant de partir. Des gouttelettes d’eau sont encore fixées à la toile de ma tente. Organisé, je démonte mon abri et prépare mon sac.
Petit déjeuner avalé, je repars en suivant le sentier creusé par les millions de pas. La crête d’ouvre devant moi, vallonée, laissant entrevoir le dénivelé du jour. Mes narines s’ouvrent aux mousses odorantes, mes yeux fixent la splendeur du lever de soleil, le disque lumineux est voilé par les nuages grisés.
Ému par cette vaste étendue dégagée, sans arbres sur les sommets, où seules les humeurs du ciel décident du paysage apparu, serein dans ces vagues de ballons se suivant et qui éveillent immanquablement mon envie de longues randonnées.
Devant moi le rideau presque opaque des nuages et les stries fragiles des hautes chaumes, il me prend pourtant cette douce envie de rester là. De m’enraciner sur ces hauteurs. Kiba s’est arrêté, truffe en l’air, regardant un rapace virevoltant dans le vent, ses deux pattes arrières tendus et prêtes à repartir ou a bondir… je me méfie de cet à coup subit qui peut arriver !
Les kilomètres s’égrènent et se suivent sans se ressembler. La pluie matinale et les quelques éclairs au loin, ainsi que le vent ébouriffant n’a pour seul inconvénient que mes chaussures encore humides et quelques arbrisseaux couchés par le zéphyr. Le restaurant d’altitude est fermé pour l’hiver. Du sommet le point de vue à 360° est magnifique malgré les bourrasques de vent qui chassent les nuages.
La grisaille vient faire place au ciel découvert presque azur et sans limites tant la vue se dégage et contraste avec les couleurs automnales des arbres orangés. Aux abords d’une source, les Vosges s’embrasent de mille couleurs, en palette infinie des jours d’octobre. La magie des pigments a toujours cette façon de me rappeler que le spectacle grandiose de la nature défile continuellement, qu’on y assiste ou pas.
J’ai choisi d’être là, malgré la bruine qui saupoudre le paysage, pour observer la hêtraie d’altitude, me plonger dans le merveilleux des histoires d’arbres tortueux, d’esprits forestiers et de mousse verte sur des blocs granitiques entourés de feuilles mortes, se parer parcimonieusement de jaune cuivré et de la gamme des roux au marron. Humer la tourbe et les parfums subtils de la flore fanée des terres odorantes, du murmure des feuilles qui tombent tapissant le sol, de mon rire d’enfant revenu un instant et explosant en bottant les tas de feuilles devant moi, m’émerveillant encore de la fulgurance de l’automne.
Les intempéries renaissent sans prévenir, la brume diffuse à nouveau son ambiance mystérieuse dans la hêtraie aux troncs tordus où le sentier semble avalé par la forêt. Lorsqu’on met un pied devant l’autre, chaque jour me rappelle que tout finit par passer, tout est éphémère, le meilleur comme le moins bien.
Seul, dans la brume, l’eau de pluie coulant sur mon chapeau, la main droite agrippée à mon bâton, je reste sans voix devant le spectacle naturel des ballons et de la traverse du sentier. Être à bout de souffle parfois, dans une montée âpre, c’est apprécier la prochaine inspiration, celle qui arrive pour encore plus sentir mon cœur battre, prendre conscience de mon intérieur qui s’agrandit pour mieux se remplir de l’instant présent.
Ainsi, c’est en ces moments que l’homme se sent petit et insignifiant, mais oh combien redevable face à la nature, modeste espèce parmi tant d’autres, indissociable du territoire et de tout ce qui y vit sans faire de bruit.
Il y a des lieux que l’on traverse et qui nous traversent en retour. Ce sentier des crêtes creuse en moi une ouverture sur l’horizon, une brèche où j’aime m’engouffrer, un chemin qui donne sens à mon aventure d’homme. Modeste pour grandir.
L’expérience, parfois, est si profonde qu’elle laisse en moi une grande division.
A chaque fois, que ce soit sur une journée ou plusieurs jours, semaines ou mois, je tente de me fondre dans le paysage comme dans tous les instants de joie que me procure ma marche qui glisse sous mes chaussures, indissociables de mes longs temps de marche. Le plus important reste toujours le mouvement vers l’avant, celui qui emplit, qui respire, qui entraîne.
Au retour, les yeux imprégnés de chaumes mouillés, de sommets devinés, d’eau noire, de lac encaissé, de tapis moussus, de rochers dominants, de forêts sombres et de troncs dégoulinants, je souris de cet univers de contraste qui n’en finit plus de m’attirer.
Par tous les temps.
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Une nouvelle fois j’ai trouvé beaucoup de plaisir à te lire. Cette façon de raconter en détail ces moments ou tu dois t’arrêter après une longue journée de marche sous la pluie, que ça doit être à la fois dur et content d’en avoir fini. Repartir après un repos mérité, et sans la pluie, ça doit aussi te motiver. Dans quelques jours la neige va s’inviter, j’espère que tu seras rentré. Je t’embrasse.
Merci de ton message Jean-Pierre. Oui je suis rentré. Et déjà prêt à repartir
Je t’embrasse