Marcheur

Marcher - Écrire - Rencontrer.
Aujourd’hui est mon aventure

Comment ai-je fait pour devenir marcheur ?

Cette question récurrente, je me la posais alors que je sortais d’une énième opération du genou droit ! Le chirurgien m’avait juste précisé que je devais ménager cette articulation et lui donner du temps. Le kiné, qui me faisait marcher sur un tapis, m’encourageait à chaque pas alors que mes mains se tenaient aux barres, de part et d’autre de mon corps. Je claudiquais.

Quelques fois, je me souvenais des sentiers de mon enfance, de ceux qui permettaient de ramener petits fruits et baies de toutes sortes, de sentir les fougères en fleurs et de surprendre le chevreuil happant le bourgeon de sapin. Je marchais aussi pour accompagner, mon père en forêt, les copains dans nos jeux de piste, la découverte de nouveaux territoires enfantins, etc. Mais surtout, je courais après un ballon. Que je ne rattraperais jamais mon genou en ayant décidé autrement. Puis vint le temps des mobylettes, du travail d’apprenti boulanger, six nuits par semaine. Un poste en Suisse dans les montagnes, proche d’un glacier, et les randos courtes, mais intenses.

C’est, je crois, lors de mon service militaire, que je découvris vraiment, malgré le lourd sac, les chaussures et l’arme, le plaisir de la marche. Chasseur alpin, marches alpestres, ski et peau de phoque, découverte de la montagne et des bienfaits de l’activité régulière sur mon corps.

Le militaire ayant fait son temps, je fus un jour invité à partager une randonnée d’une journée avec un groupe de marcheurs. En file indienne dans le sentier, se retrouvant à chaque intersection, se jaugeant du regard ou comparant leur souffle, je compris rapidement que ce type de journée n’était pas faite pour moi.

Cela me prit du temps avant de découvrir le sens de ma marche. De celle qui ne fait pas une boucle pour revenir. Mais qui, au loin, de l’autre côté de l’horizon, éloigne de presque tout. En envies d’aventures et de marches aux longs courts.

Puis, je découvris la solitude pédestre, alors que j’avais décidé de revenir de nuit, d’une soirée par trop arrosée, mon chauffeur n’ayant pas les capacités de me ramener, ni moi de conduire. Sans hésitation, je pris le chemin vers le col, me faisant confiance, levant les pieds et ressentant tout ce qui me portait et m’entraînait. Rapidement dégrisé par la froidure nocturne sous quelques rayons de lune, sur un sentier humide et glissant, arbres semblant protéger mon passage, mon regard sur les lueurs des fonds de vallées, l’expérience de ces quelques heures fut un déclic.

Ainsi commença ma réflexion sur la marche, en alternance avec la course à pied pour le fun, la distance et le défi physique. Marathons et ultratrail.

Il se passa encore quelques années avant que je décide d’oser partir avec mon sac à dos sur plusieurs jours. Les aléas de ma vie professionnelle me poussèrent un matin à ouvrir la porte, puis à longer un canal.

Quittant l’agglomération et la densité humaine, pour vivre le pas qui éloigne et celui qui rapproche. De soi. Je suivis le guide aquatique rectiligne, tantôt sur ma droite, tantôt sur ma gauche. Échangeant avec des éclusiers, me ravitaillant dans des épiceries de village, sur indication et direction. Du canal, il n’en fut bientôt plus question, alors que les vignes pétillantes m’ouvraient à la Marne que je longeai pour sillonner la capitale jusqu’au pied de la tour Saint-Jacques !

Le retour en train fut plein de certitudes et de constats.

J’avais aimé ce vécu, appris sur moi et les autres, écrivant mon temps.

Étais-je devenu marcheur ?

Une certaine euphorie me prit alors. Il me fallait repartir et ne plus m’arrêter.

Un libraire à qui j’avais confié mes projets m’alimenta de livres, dont certaines lectures adolescentes que je dévorais à nouveau. Cooper, Frison Roche, Paul-Émile Victor, Victor Hugo, Stevenson, Lacarrière, Maillart, Monod, et tant d’autres.

L’envie et le plaisir m’entraînèrent de cabane en cabane pour une traversée des Vosges, épique et pleine de surprises, de découverte des nuits étoilées, de froids humides, de ballons s’enchaînant, de crêtes rocheuses et de sentiers creusés. Laissant au fond des vallées, l’humain dans sa routine, humant le temps, m’offrant la contemplation de la faune et de la flore, des hêtraies d’altitude, de sommets rougeoyants, de brouillard épique, de chutes mémorables. Je me savais à ma juste place. Autonome et libre.

Mes retours furent tous difficiles et pleins de contradictions. Oser et ne plus, ne pas, se retourner. J’alternais le partir avec tout le reste. Le cœur souhaitant au corps ce que l’ego lui refusait.

Je courais encore, pour peut-être mieux regarder les horizons qui appellent et mieux repartir marcher. Tout mon attirail, tente et gamelles, me poussait à le faire. J’avais des envies, des buts, des chemins à prendre. D’autres à découvrir et la liste s’allongeait.

Le rencontre fortuite avec un professeur de philosophie me mit sur la piste de Compostelle et de Marie-Madeleine. Alterner entre histoires et légendes… spiritualité et réalité… Je pris un matin le chemin de Vézelay depuis Strasbourg via le Mont-Ste-Odile et le Massif des Vosges.

Ces jours de marche me firent comprendre ce besoin, cette envie permanente, ce déplacement instable du marcheur vers lui, pas après pas, entre équilibre et déséquilibre. La prise de note devint alors quotidienne, laissant même des traces de mon passage en dessinant, ici et là, le pèlerin sur son chemin, devenu depuis ma signature.

Je randonnais dès que possible. Sur un ou plusieurs jours. Découvrant de nouveaux paysages, alternant bivouac et camping, privilégiant les chemins solitaires et les sentiers de pays. M’ouvrant aux rencontres, échangeant sur le petit chemin récemment redécouvert, apprenant de la marche solitaire à me faire confiance et à ouvrir encore plus mes sens.

Je courais encore, enchaînant marathons et courses diverses, jusqu’à une expédition vers des montagnes mémorable en Équateur. J’osais. Je retrouvais l’homme et son sac à dos. Privilégiant autant que possible l’alternance du groupe et de la marche solitaire. Je touchais mes limites un jour de difficulté, mal des montagnes à 5000 m, aucun souvenir du sommet. Descente aléatoire, brouillard visuel, récupérer dans le véhicule des guides puis dans l’autobus vers la capitale en dormant. J’avais touché un fond inconnu, une zone rouge, une absence de quelques heures, un cheminement particulier.

Puis arriva ce moment où l’évidence devient réalité. Partir enfin pour plusieurs mois. Tracer son chemin, vivre l’instant, se perdre et se retrouver… en allant à Compostelle depuis Strasbourg !

J’avais alors, repris des études, et mon mémoire s’intitulait Enquête de soi. Ou la dimension autobiographique d’une aventure spirituelle et physique dans les concepts et schémas de soi… enfin un truc comme ça ! Cette évidence d’écrire en marchant, de laisser aller les pas autant que la plume. Je choisissais de m’éloigner, de vivre aléatoirement, de me mettre en situation, de marcher et de repousser mon horizon.

Marcher plus de deux mille kilomètres était devenu mon objectif. Je préparai mon sac. Trop lourd. Je le savais, mais la peur de manquer était omniprésente. J’avais du temps, mais pas d’argent pour vivre autrement ce chemin dans la simplicité et la frugalité. Aucune crainte, je me faisais confiance.

Que pouvait-il m’arriver ?

Je partis un matin de mai. Par les crêtes vosgiennes sachant pertinemment le non-ravitaillement. Ce premier obstacle voulu et choisi était mon juge de paix. Huit jours pour appréhender les cents à venir. D’autant plus que sur ce premier tiers de chemin rien n’était balisé. Regarder cartes et boussoles, demander mon chemin, apprendre des autres.

Me perdre et bougonner, mais savoir que j’allais y arriver quand même. Dormir aléatoirement, me faire confiance et avancer. Rejoindre Le Puy-en-Velay et ce premier chemin mythique vers les Pyrénées. Quelques pèlerins pour partager, ressentis, émotions, pas. Mais au-delà de tout cela il y eu la traversée de la France, par les sentiers et les chemins, les bords de routes, les villes et villages. Et tous ces mots laissés par mes rencontres dans mon cahier de notes.

Un matin, sur la crête, je regardais en face de moi l’Espagne fascinante. Un peu plus de randonneurs pèlerins, des échanges dans des langues diverses, la multitude colorée marchait vers l’Ouest. Malgré cela je marchais seul… jusqu’à cette rencontre qui allait modifier mon envie d’aller-retour et de marche solitaire. Six cents kilomètres plus loin, nous arrivions, elle et moi face à la cathédrale. Fin du chemin.

Mais début d’autre chose. Retour en train et trois cents kilomètres pour revenir à mon lieu de départ. Différent. Changé. Émerveillé. Des histoires à raconter. Des témoignages à mettre en place, des conférences à donner, un voyage à préparer. Un mémoire de Quête de Soi à oublier. Mais à garder précieusement dans mon carnet de notes.

Premier voyage au Québec quelques mois plus tard pour entamer mes démarches d’immigration. Les mois qui suivirent se partagèrent entre témoignages, conférences, rencontres journalistiques et préparation d’un départ comme immigrant reçu. Je ne marchais plus autant, ma vie avait changé et cela m’allait bien.

Loin des grandes villes, en forêt boréale, ma vie prenait une autre direction. J’étais immigrant, je m’adaptais à l’hiver, à une nouvelle vie, à un nouvel environnement, à un travail dans le développement. Plus de longues marches, mais quelques petites randonnées dans un vaste territoire.

L’opportunité de reprendre mon premier métier de boulanger se précisa. Créer une entreprise avant de fonder une famille. Je devenais chef d’entreprise. Puis papa. L’imprévu fut le succès story de notre petite boulangerie-pâtisserie. Rien ne fut évident malgré les honneurs de toutes sortes. J’avais oublié depuis longtemps le marcheur, mes pas se faisaient dans l’entreprise sur deux étages, entre gestion, stress et développement.

La nature a peur du vide, paraît-il ?

Une bulle complètement folle avec mon pote de marathons, d’ultratrails, nous entraîna sans entraînement à courir (!!!) le marathon de New York pour son 40e anniversaire… et nous rappeler celui couru au même endroit quatorze ans plus tôt ! … sauf que nous avions vieilli, que nos vies avaient changé, du poids en plus ainsi que nos genoux douloureux faisaient également partie du parcours. Mais nous avions un mental et une amitié à toute épreuve. La ligne mythique passée ensemble, nous savions instantanément que notre dernière aventure était réalisée.

Mon genou maltraité me rappelait régulièrement à son bon souvenir… Je ne ménageais ni mon physique ni mon mental dans l’entreprise nourricière et reconnue.

Et puis, un matin, épuisé, douleur dans la poitrine, je me retrouvais aux urgences cardiaques. Myocardite et burnout. En quelques instants ma vie venait de basculer.

Ma normalité était rattrapée par le besoin d’évasion, de me retrouver, de prendre un chemin. Différent, mais surtout en adéquation avec mon envie et mon essence. Un séjour père-fils pour lui expliquer mon choix, un regard d’enfant et un « Go Papa » unique, fort et plein d’amour. Je partis.

Un avion bleu m’emmena en Europe, là où j’étais arrivé une quinzaine d’années plus tôt, face à la cathédrale de Compostelle. Dans mon état, j’avais décidé de faire ce retour, jamais entrepris. Un pas puis un autre, je quittais la ville d’arrivée tant attendue par tous les pèlerins après leur longue marche. La mienne commençait. Au jour le jour.

Ainsi recommença mon aventure pédestre. J’avais laissé derrière moi, mon fils, mon entreprise, ma vie d’avant. Seuls un vieux sac à dos, une vieille tente, des gamelles cabossées, et le peu furent mon bien quotidien. L’aléatoire et la souffrance des premiers jours firent alors place à l’humilité des pas qui éloignent à nouveau. Devant moi, un horizon appelant ma vie. Différente.

Sans autre chose que la volonté du jour qui se lève, je fis des millions de pas, laissant l’espace-temps faire son œuvre et m’apporter réflexions et certitudes.

Mon sac posé après 172 jours de marche et 4500 km derrière moi, je sus à cet instant que rien ne serait plus jamais comme avant et que cette fin provisoire devenait mon début.

Je vendis l’entreprise. Témoignant de chaque côté de l’Atlantique sur la prévention du burnout avec mon histoire en toile de fond, je continuais de marcher, partant régulièrement sur plusieurs jours. Je savais à chaque pas la justesse de mes décisions.

Mon premier roman Le Poids du Sac fut publié. Mes pas entraînaient mes mots. L’écriture s’alimentait de mes départs, de nouveaux horizons, des bivouacs et des territoires traversés.

Le marcheur était en marche et le mouvement ouvrait les sens. Librement.